INTERVIEW - [FR]

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Pourriez-vous décrire votre formation ainsi que la façon dont vous êtes venu à la réalisation?
Je répondrai à la partie œdipienne de cette question à la fin de votre interview, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Pour ce qui est de la formation, j’ai étudié la littérature moderne et le cinéma à l’université. J’exerçais de nombreux métiers pour vivre. Je me suis rapidement concentré sur mon travail de réalisateur et de photographe. J’étais fatigué des mots. Je voulais écrire avec des images. Oublier les mots. J’en ai été incapable. C’était une illusion. Un fantasme. Mes images sont écrites avec des mots.

Votre travail est comparé à celui de David Lynch ainsi qu’à celui de Jodorowsky; vous êtes à l’aise avec ce genre de compliments?
Allons, allons ! Je trouve que vous y allez un peu fort. Il s’agit d’un de mes premiers films et je ne pense pas que l’on puisse le comparer à ceux d'artistes comme Lynch ou Jodorowsky. On peut sans aucun doutes y voir certains échos ; je trouve que c’est une façon plus élégante de dire les choses. Mais avec un peu moins d’humilité, il est plus gratifiant que votre travail soit comparé à celui de d’artistes que vous admirez plutôt qu’à celui d’hommes que vous n’aimez pas!

Lynch... je me demande fréquemment si les films qu’il fait sont les films que nous voyons. Je me sens proche de lui. Son cinéma remue systématiquement des choses en moi. Il n’est pas fait, à mes yeux, pour être compris, mais pour nous amener à ressentir, à chercher, à trouver des choses enfouies dans notre inconscient ou dans notre mémoire.


J’aime les films qui ont besoin du spectateur pour avoir un sens. Pour moi, un mauvais film est un film qui n’a pas besoin de moi. Je crois que l’on peut distinguer deux types de cinéma. Le cinéma évasion - on n’a pas à faire face à la réalité ; et le cinéma invasion - qui nous plonge au cœur même de notre existence. Ce dernier nous permet d’accéder à ce qu’Aristote appelait la pérennité de la peur et de la pitié. Personnellement, j’ai besoin de ces deux types de cinéma, mais je me sens plus proche de la seconde catégorie. J’attends du cinéma qu’il nous trace une voie vers l’incompréhensible et l’inexplicable. « J’aimerais ressentir une tension qui soit moins le résultat d'une action venant de l’extérieur que des conflits de l'âme”. C’était le vœu de Dreyer. J’aimerais pouvoir faire le même.

Je pense que pour tracer une voie vers l’inexplicable, vers le mystère, il faut maltraiter la réalité. Alors je la nie. Pour moi, la réalité n’existe pas. Enfin, elle existe. Mais je ne la vois pas. Je ne vois les choses qu’une fois qu’elles sont dérangées. Qu’elles ne sont plus réelles. Le réel m’ennuie. L’art multiplie les opportunités de faire du réel ma réalité. La fiction plus belle que la vie! Si elle n’est pas dérangée, la réalité ne reste qu’un morceau de réalité. Une représentation tautologique. Un vide. Même chose pour les êtres. Ils ne sont intéressants que dans la mesure où ils sont fêlés. En danger. Les fêlures seules sont capables de susciter le désir. C'est par notre fragilité que nous séduisons, par notre vulnérabilité, jamais par notre pouvoir, ni par notre force. Pour que les choses soient là, il faut les manipuler, fabriquer un artifice, fabriquer un accident pour que les choses arrivent. C’est Van Gogh qui expliquait cela très bien dans les correspondances qu’il avait avec son frère Théo. Il parlait de son besoin de changer la réalité, qui finissait par devenir mensonge, plus vrai que la vérité. Tout le travail d’un artiste est, je crois, de re-créer la réalité. Je pense que pour dire la vérité, il faut mentir. Cocteau écrivait d’ailleurs « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité ». La seule vérité se trouve dans la poésie, dans le cinéma et dans les romans. Si on veut exprimer la vérité sans passer par la fiction, on perd la vérité poétique. Même chose pour les êtres. Les menteurs sont, peut-être, les seuls individus sincères. Ce qu’ils ajoutent, omettent ou transforment, finit par révéler leurs rêves et leurs désirs les plus intimes.

D’ailleurs, tout « l’attirail » symbolique et mythologique de ce film m’a aidé à tordre la réalité. Toutes les métaphores de l'humanité finissent par devenir des réalités: Œdipe, Prométhée, Sisyphe, Jonas. Tous ces mythes qui nourrissent silencieusement The Last Supper ont commencé comme parabole, fable, métaphore, et finissent par se matérialiser dans notre réalité. Comme si, finalement, le vrai but de la vie était une validation des métaphores. Andreï Zviguintsev est probablement le cinéaste contemporain qui parvient le mieux à fondre les mythes dans notre réalité.

Ce qui me fascine dans le cinéma, c’est sa capacité à en savoir sur moi plus que moi-même. Comme certaines lectures ou la poésie parfois. L’auteur a mis là, clairement articulé, ce qui n’existe encore que virtuellement en moi ; sensations, idées informulées ; elles n’ont pas trouvé leurs mots, mais elles nous sont depuis toujours familières. On doit accepter d’entendre parfois certaines vérités, accepter de trouver dans la singularité de l’autre matière à se remettre en question soi-même, accepter la possibilité d’une révélation intime.

En ce qui concerne l’influence de Jodorowsky, c’est différent. Quand The Last Supper a été conçu, je ne savais rien de lui sinon son nom. Je n’avais jamais vu un de ses films. J’ai un peu honte de vous avouer cela. Je ne parlerai donc pas de lui car je ne connais pas suffisamment son travail. Mais au moment où je réponds à cette interview, La Montagne Sacrée et Santa Sangre sont posés sur mon bureau et ne me quittent pas des yeux.

La seconde façon de comprendre votre question revient à parler de la notion d’influence. Coppola avait l’habitude de répondre aux journalistes qui l’accusaient de plagiat « Oui, je vole, mais je vole aux meilleurs !», et Jean Eustache de lui donner raison dans La Maman et la Putain, « Parler avec les mots des autres, c’est peut-être cela la liberté ». Le problème persistant pour un artiste est d'exprimer un sujet qui est toujours identique et qui ne peut pas être changé, en trouvant à chaque fois une nouvelle forme d'expression. L’influence dans le cinéma comme dans tout art, est une chaîne sans fin. Alors, Lynch, Jodorowsky, ont-ils inspiré / influencé The Last Supper ? Leurs noms n'ont jamais été mentionnés pendant le processus de création. Et puis de toutes façons, je pense profondément que les intentions et les inspirations d’un auteur ne doivent pas être évidentes dans son travail. Peut-être Lynch a-t-il inspiré le film, peut-être, mais probablement moins que le frère que je n’ai pas eu, le père que je pensais avoir perdu, ma mère que je déteste pour n’avoir pas été assez forte pour survivre à l'abandon de mon père, mon ami Pierre Strebel qui a accouché mon âme ou mon fils, qui m’assassine lentement chaque jour.

Ce film est beaucoup moins violent que je ne le suis. Peut-être si mon enfance avait été plus heureuse affectivement, j'aurais fait un film moins « lourd ». Ça ne fait pas de moi quelqu'un de sombre pour autant. Profond peut-être. Vous pourriez vous moquer de moi et m’opposer que plus on va profond, moins il y a de lumière ! Donc oui, d'une certaine manière, je suis sombre, mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est dans les films les plus noirs que l’on trouve les rayons de soleil les plus beaux. Et puis l’aspect sombre de la vie engendre une dramatisation narrative plus intéressante que la réussite ou le bonheur. Tolstoï disait que toutes les familles heureuses se ressemblent mais que toutes les familles malheureuses sont uniques dans leur malheur. Je ne suis pas un pessimiste. Mon tempérament est étrangement optimiste. Mais je suis lucide.  Je pense qu'un artiste se définit davantage en fonction de ses haines, de ses peurs et de ses manques qu’en fonction des choses qu’il aime.

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Votre travail dans the last supper est époustouflant, dérangeant, et terriblement hypnotisant. Comment êtes-vous arrivé à cette signature esthétique? Est-ce que vous pourriez nous décrire votre processus créatif et nous dire quelles ont été les influences créatives les plus fortes qui vous aient poussé dans cette direction ?
Il faut que vous gardiez en tête que The Last Supper est l’enfant de deux cerveaux, de deux âmes, de deux cœurs. Ceux de David Gil, et les miens. Tout commença lors d’une conversation avec David et Vincent Gagliostro, un autre réalisateur et ami, au sujet d’un documentaire sur les mantes religieuses. Un animal fascinant. Et pas seulement parce que la femelle dévore le mâle après avoir été fécondée, mais parce qu’il lui arrive de ne pas le tuer immédiatement et de revenir quinze jours plus tard pour l’exécuter. Le plus fascinant est qu’il n’aura pas bougé. Il attend. Il attend que la femelle revienne lui donner le coup de grâce. Comme si aussitôt après avoir fertilisé la femelle, il était condamné, sans aucun espoir d’en réchapper. Il devient inutile. Il n’est là que pour sauvegarder l’espèce et fera tout pour y parvenir. Y compris tuer ses congénères ou se sacrifier. Donner son sperme lui ôte la vie. On verra plus tard le lien avec l’héroïne du film qui refuse de procréer, car, pour elle, donner la vie, c’est donner la mort.
Mon expérience personnelle et mes obsessions m’ont amené ensuite à une transposition symbolique dans un monde humain. Que se passerait-il si ?... À quoi ressemblerait un monde où la culpabilité des hommes d’être des hommes les pousserait à se sacrifier et à devenir des femmes ? La culpabilité se doublant de la nécessité de pérenniser l’espèce.

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Nous avons ensuite créé ce no man’s land peuplé de créatures hybrides, inachevées, en mutation - ces êtres qui n’accèdent au statut de femmes qu’une fois fécondées - un monde qui n’existe pas, sans aucun repères temporels ni spatiaux. Le choix de tourner en Super 8mm a participé à ce désir d’effacement. The Last Supper a une facture très visuelle, uniquement visuelle disent certains, mais les images sont venues des mots, d’une idée cinématographique qui serait : quand on veut être autre chose que ce que l’on est, quand on est pris dans le rêve d’être un autre, on est foutu. J’ai envie de dire que la signature visuelle vient davantage de ce dont nous avons voulu raconter que du désir formel de faire ressembler ce film à un autre. Mais je suis également conscient que, finalement, ce sont les formes qui nous disent ce qu’il y a au fond des choses ; or qu’est-ce que l’art sinon ce par quoi les formes deviennent style, et qu’est-ce que le style sinon l’Homme. Nous avons ensuite imaginé un Dieu, un Dieu affublé d’une tête de porc, d’après une sculpture de Gilbert Peyre. Un Dieu pour prendre soin de nos créatures en devenir. Un Dieu à qui elles sacrifient leur être, leur vue, leur entendement. Un Dieu qui les méprise et qui sera méprisé et tué en retour.

Je ne crois pas en Dieu. Il ne m’intéresse que de façon poétique. En même temps, il y a quelque chose d’inconsolable dans l’athéisme et dans la négation de Dieu qui ne me convient pas non plus. Mais voilà, je n’ai pas encore dépassé le stade de la colère ni celui de la haine.

Cette histoire peut-être lue comme une simple transposition de l’Eden, le fruit défendu étant de vouloir devenir un Autre, ou bien alors lue comme un récit post-apocalyptique dans lequel quelques hommes tentent désespérément de sauver l’humanité.

Avec David, nous nous sommes assis, nous avons parlé, collectionné des images liées à ce que nous voulions raconter et qui nous touchaient. Parfois les mots venaient en premier, parfois ce sont les images. C’est ainsi que l’histoire est née, l’histoire d’un homme qui va à la rencontre d’une femme. Ils s’accouplent. Une fois fécondée, elle l’émascule. Elle lui ôte sa virilité. Lui enlève ce qui le fait Homme. Il devient Elle, et devient donc femme à son tour. Elle le dévore métaphoriquement. Le façonne à son image. Réflexe amoureux sans doute. Par cette mutation, ce sacrifice, il accède au pouvoir. À la possibilité d’enfanter. De donner naissance. De créer. Il peut désormais rendre pérenne l’espèce. Il n’y a de rédemption et d’épanouissement qu’à travers la Femme. Elle seule peut sauver le réel. Pour pérenniser l'espèce, le masculin doit libérer son féminin. Mais cette libération de l’état physique par le biais de la désincarnation est un leurre. Une utopie. Lui-Elle va prier aux pieds du Dieu des Porcs. Offrir son corps et son sang en saccage. Sacrifier sa vue, son discernement, sa conscience. La croyance comme la vénération sont à envisager non comme une oblation, mais bien comme un renoncement. Une dépendance du corps. Un asservissement de la pensée. Et donc, une mort spirituelle. Se laisser éblouir, c’est aussi se laisser dévorer et détruire par la lumière. La puissance de ravissement de la religion est avant tout une puissance d’effroi. Cette volonté de mutation dit quelque chose sur le désire de créer mais aussi sur la honte d’être un homme et sur l’impasse de ce désir une fois que l’Homme est devenu Femme. Volonté absurde mais qui consiste à libérer la vie que l’Homme a emprisonnée. La vie que l’Homme a tuée. Il est paradoxalement celui qui libère la vie, et celui qui la tue. La création a définitivement quelque chose à voir avec la rédemption. Avec l’expiation. Dans le film, le dernier homme à pénétrer l’antre symbolise l’Eternel Retour. Le temps statique. Irrémédiable. Stérile. Il est le condamné à perpétuité. Le prisonnier orgueilleux. Le chimiste du maudit voyage. Jugé non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il veut devenir : Dieu.

D’un autre côté, la femme symbolise l’Innocence. Son sang symbolise la perte de l’hymen ainsi que la fécondation. Mais il symbolise aussi l’émancipation. La re-naissance. En étant fécondée, elle devient deux. Elle devient femme. Elle devient mère. Elle devient mortelle. En devenant esclave de la chair, en devenant enceinte, elle réduit son espace de liberté. Le salut et la procréation se muent en esclavage et en enfermement. Toutefois, elle refuse de porter cet enfant. Elle choisit le néant plutôt que l’enfer. Elle s’arrache les ovaires et les jette à la tête du Dieu des Porcs en criant : « L’enfant que l’on fait vivre, et qui n’a rien demandé, et qu’on laisse mourir. L’enfant par qui la plaie humaine saignera toujours. Créer. Recommencer un cœur. Faire renaître un malheur. Enfanter. Sacrifier un être. Oh! la stérilité d’être mère ! ». Ce geste n’est d’ailleurs pas celui d’un humanisme visant à refuser la vie à un enfant dans un monde condamné. Au contraire. C’est l’expression la plus aiguë de l’égoïsme. Une forme ultime de protection. Avoir un enfant, c’est perdre sa liberté. C’est ne plus pouvoir mourir. Son Salut se situe, dès lors, dans un inconnu lumineux mais clos. L’avortement et la culpabilité qui l’accompagnent ne pouvant engendrer qu'un moi aliéné, monstrueux, fantôme parmi les vivants, voué à la torture de l’errance. À la nuit solitaire aux yeux aveugles.
Le Dieu Enfant à tête de porc viendra couper le cordon ombilical et jeter le Père dans le néant. Ainsi, Il refuse ce Père. Refuse son autorité. Et lui refuse la possibilité de devenir Dieu. D’accéder à la Création. L’Enfant est le Père de l’Homme, mais il refuse de vivre. Car ne pas avoir de père, c’est ne pas exister.

Nous avons essayé avec ce film de reconstituer un passé qui n’a jamais existé. Imaginé un avenir qui ne viendra sans doute jamais. Cette histoire est celle d’une décomposition, du pourrissement d’un monde où la pérennité de l'espèce est envisagée comme une impasse et l’avortement comme une réponse possible aux conséquences liberticides de l'enfantement. Acte pourtant à la fois magique d’affranchissement et de connaissance supérieure. Mais paradoxe existentiel dans lequel coexistent le fait de donner la vie et celui de donner la mort. Telle une contradiction volatilisée. Enfanter, c'est mourir. Nos avons faits de nos personnages des héros tragiques. Malgré leur sacrifice, ils ne peuvent sortir de cet antre sans mourir. Cette limite est leur privilège. La captivité est leur distinction.

Dans The Last Supper, les images naissent des nerfs encore plus que des tables du front. Elles ne s’adressent pas à la raison mais aux sens. Vouent le spectateur à une interprétation primaire et intuitive. C’est un soliloque tragique. Un poème de l’absence. Des autres. De Soi. Les images ont l’évidence d’une hypnose et la force d’une rumeur. Elles opposent aux tentations de l’esprit les limites du corps. Cherchent un langage qui voudrait réinventer l’éclair sombre des destinées. Et voudraient célébrer cette course à la vie. Affolée. Lyrique. Cette course au néant.
The Last Supper se veut un hymne paradoxal à la vie et au bonheur perdu. Au rêve qui s’efface et à un paradis à reconquérir. Si la femme est l’avenir de l’homme, l’Amour reste à réinventer. Car nous ne sommes pas faits pour vivre seuls. Mais pour aimer et faire face.

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J’avais écrit une voix-off dans le but de guider le spectateur. Mais avec les mots, l’émotion était difficile à trouver. Ils contrariaient la puissance des images. Il m’a fallu me couper la parole, écouter mon instinct et faire confiance au compositeur. J’ai voulu un cinéma à la fois littéraire, philosophique, mythologique, visuellement, poétiquement et plastiquement aventureux. Je voulais que les gens soient hantés par eux-mêmes après avoir vu ce qui me hante. Mais peut- être que cela n’arrivera pas, et qu’ils ne verront rien d’autre que des talons et des seins! J’ai reçu il y a quelques mois un e-mail rempli d’humour. Il aurait pu être destiné à Peter Greenaway : «... Pourrions-nous dire que vous avez utilisé la musique de Zorn afin d’atténuer le bruit que feront les fauteuils lorsque les gens quitteront la salle au milieu du film? ... De jolis culs et de belles paires de seins, c’est toujours ça de pris ! Je n’ai pas complètement perdu mon temps !»
The Last Supper ne fera pas bander tout le monde. Mais ceux qu’il fera bander, il les fera bander fort.

Je parlais de la voix-off dont il m’a fallu faire le deuil car elle rompait l’hypnose, elle s’adressait davantage à l’intellect qu’aux tripes. Mais l’autre raison qui me poussa à cela fut la musique. Et je ne peux parler du processus créatif de ce film sans parler de celui de la musique. J’ai fait passer le scénario et le premier montage du film à John Zorn alors qu’il était en concert à Paris à la Cité de la Musique. Je lui ai écrit une lettre lui demandant l’autorisation d’utiliser son quartet à cordes Kol Nidré. Il m'a répondu et a catégoriquement refusé me disant que l’idée de mettre une musique religieuse sur une scène de sexe n'était pas la meilleure idée que j'ai eue! Mais, ayant beaucoup aimé l’histoire et les images, il a offert de composer une partition originale. Zorn y a apporté son énergie, sa sensibilité et toute sa fragilité. Sa première réponse à la violence étrange des images furent des sons très intenses, envisageant Bill Laswell, Marc Ribot à la guitare, Ikue Mori et Willie Winant à la percussion. Mais, plus nous avons parlé du film, plus il a ressenti un profond besoin de calme et de rituel. Il a finalement décidé d'aller vers les sons mystiques des premiers instruments musicaux de l’humanité : la voix et les percussions.
J’avais donc écrit une longue voix-off, litanique, poétique, agressive qu’il m’a fallu mettre de côté. Zorn a su transformer les mots en musique. Un magicien et un homme de parole... l’album a été conçu, enregistré et mixé rapidement avec l’aide de Marc Urselli.

Deleuze explique que l’artiste crée avec ses images des percepts, il crée des ensembles de perceptions et de sensations qui survivent à ceux qui les éprouvent. Pour la musique, c’est différent explique-t-il, elle crée des affects, des devenirs, qui excèdent les forces de celui qui les ressent, des forces qui le dépassent.

The Last Supper aura essayé de combiner une idée cinématographique, un concept, des percepts visuels, et des affects musicaux afin de donner une éternité aux émotions. David et moi avons tenté de créer l'impérissable avec des choses périssables: mots, actes, beauté, déterminations, bruits, pierres, couleurs, de sorte que les émotions durent au-delà des âges.

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Pourquoi ce film?
Pourquoi ce film? Vous devriez plutôt demander ”Comment ce film?”  Une fois le scénario terminé, Éric Thazard nous a donné la possibilité de tourner dans le lieu qui allait devenir le Door Studios. Restait à constituer l’équipe, trouver les fonds, et lancer la production. Dan Salzmann s’occupa de la direction de la photographie et nous choisîmes ensemble de tourner en Super 8mm et en couleur. Incapables de terminer le tournage à temps, le lieu devant être détruit, il nous a fallu attendre plusieurs mois afin de pouvoir retrouver un lieu susceptible d’avoir le même cachet. Le tournage s’est achevé à la fin de l’année 2007 dans le magnifique Théâtre des Muses, rue Vieille du Temple, dans le Marais, à Paris, grâce à la spontanéité et la gentillesse de Grégory Colbert et de Christian Bruck. Le développement du format Super 8 nécessita d’aller faire développer la pellicule dans les laboratoires Todd-Ao à Londres courant 2008 avec l’aide de Vincent Gagliostro et Nesti Mendoza. La post-production pu commencer avec le soutient de Première Heure et la générosité de Patrice Haddad et Louis Arcelin. Ivan Winogradsky et Yann Masson participèrent au montage et à l’étalonnage. Ce n’est que fin 2009 que la post-production put être achevée pour des raisons d’économie et de priorité.

Ce film aura donc réclamé près de trois ans de travail. Les sacrifices ont été permanents. Non seulement les miens, mais ceux de toutes ces personnes qui ont participé à ce film que je ne remercierai jamais assez. The Last Supper s’est fait davantage avec des sentiments et de la passion qu’avec les aides régionales ou bien celles de sociétés de production.

Lorsque Tarkovski écrivait « Il ne suffit pas d’avoir des idées. Il faut souffrir pour elles », croyez-moi, j’étais assis juste à côté de lui ! Flaubert et Céline ont écrit de très belles choses à propos du dévouement et de la nécessité de mettre ses tripes sur la table. Faute de quoi, si on ne fait pas passer l’œuvre avant tout, et bien, l’œuvre ne passe pas. J’ignore, aujourd’hui, encore si l’enfant vivra, mais le bercer me procure bien du plaisir.

Les spectateurs seront peut-être sensibles à la forme, mais, j’ose espérer, surtout, que le fond saura les toucher. The Last Supper est un film-monde, un film-enfant, un film-monstre. Il traite du pourrissement d’un monde, de la lâcheté de l’homme, de l’égoïsme de la femme et de celui de Dieu. C’est une histoire de désamour. De soi. De l’autre. Une histoire sous-tendue d’enjeux métaphysiques. Mythologiques. Car une histoire n’est intéressante que si elle est baignée dans quelque chose de plus grand qu’elle. The Last Supper ne tente pas de dire quelque chose, mais de faire ressentir. Le plus important avec ce film est, je crois, de regarder les images, de voir la poésie combattre la violence, d’écouter la musique. Pas dans le but de comprendre. Mais dans celui de ressentir.

Ce n’est pas un message que j’ai voulu véhiculer avec des mots, The Last Supper est une expérience non verbale. J’ai essayé de créer une expérience qui pénètre directement le subconscient avec un contenu émotionnel et philosophique.

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Pensez-vous que le Surréalisme jouisse d’une forme de renaissance aujourd’hui?
Vous voulez dire qu’il était mort!? Non, je ne pense pas qu’il jouisse d’une quelconque renaissance. Le besoin d’émotions, peut-être. Le Surréalisme peut bien péricliter en tant que genre littéraire ou que mouvement artistique, il n'en reste pas moins vivant au cœur de ceux qui conservent le sens de la prière. Pas la prière chrétienne, mais de ces prières naturelles que sont l'attention, l'imagination, une tendre disposition du cœur, l'aptitude à s'émerveiller. Il sera toujours nécessaire à ceux pour qui la vie est une raison suffisante de survivre. Cézanne a écrit “Il faut se dépêcher si l'on veut voir quelque chose car les choses sont en train de disparaître”. Je pense que les gens réalisent à quel point ils sont devenus feignants et blindés émotionnellement. Comment se faire violer émotionnellement aujourd’hui avec la culture Youtube, l’accès gratuit au sexe, la violence omniprésente ? La curiosité peut-être satisfaite. Pas la sensibilité. Et la façon dont les gens se nourrissent culturellement en fait de « grosses feignasses émotionnelles ». Les images à la télévision comme dans la plupart des medias est en partie responsable de ce que l’on pourrait appeler une régression émotionnelle, puisqu’il faut employer les grands mots. On consomme de la violence, on consomme de la mort, et aussitôt, on continue de vivre. C’est assez fascinant cette faculté qu’a l’homme aujourd’hui pour digérer la violence, les images, en ne ressentant rien. Peut-être cela vient-il des images elles-mêmes ? Des images omniprésentes et omnipotentes. Qui voient tout. Qui savent tout. Qui peuvent tout. Qui ont tous les droits. Celui d’écouter aux portes. De fouiller les armoires. D’ouvrir les lits. Des images plates, paresseuses, mal éclairées, mal cadrées, mal mises en scènes, qui lentement finissent par « tuer l’ombre, l’inconscient, le rêve, le mystère » selon Serge Danay. Le secret n’est plus en sécurité. Mais heureusement, il y a des conteurs comme Béla Tarr, Alexandre Sokourov, Jean-Luc Godard, Bruno Dumont, Carlos Reygadas, Raphaël Nadjari, Andreï Zviaguintsev, Apichatpong Weerasethakul… qui continuent de rêver. Vous me pardonnerez cette litanie, mais vous vouliez que je vous parle de mes repères.

Le Surréalisme est un chemin possible vers l’émotion. Il vous immobilise et vous force à regarder derrière vous, en vous. Si vous prenez le temps bien sur. Il me fait penser à un raccourci émotionnel. Un moyen de ressentir sans penser, sans intellectualiser. Il fabrique des affects de façon intuitive. Nul besoin d’intelligence ou de savoir, même si nous avons parfois besoin de points de références, pour en apprécier les messages. Avec le Surréalisme, vous ressentez ou vous ne ressentez pas, car il remue des choses profondément ancrées en vous, des émotions, des souvenirs, des fêlures qui sont liées à la part de poésie gisant en chacun de nous. Pas de Surréalisme sans poésie. Au moins visuelle. Magritte et Duchamp sont mes poètes visuels privilégiés. Comme le disait Dan Salzmann, le directeur de la photographie de The Last Supper, « il devrait y avoir une avenue Marcel Duchamp plutôt qu’une avenue des Champs Élysées ». Dan Salzmann était un magnifique poète visuel et un grand technicien. Je dis « était » car il doit être en ce moment du côté de Jupiter en train de rire de nous. Il est mort il y a deux mois. Il me manque. Laissez-moi me tourner une fois encore vers lui et lui faire un signe. À lui, à ceux et celle qu’il aimait.

Le Surréalisme parle davantage aux tripes qu’à l’intellect. C’est pour cette raison que je m’en sens proche. C’est Desnos, un de mes poètes surréalistes préférés, qui écrivait: “Ce que nous demandons au cinéma, c’est ce que l’amour et la vie nous refusent : le mystère et le miracle. 

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 Que faites-vous en dehors de la realisation? Des obsessions? Des loisirs honteux?
Je n’essayerai pas d’intriguer dans cette interview. Je laisse ça à James Ellroy. Il le fait tellement bien. J’aime autant intriguer avec mon travail. Les gens auront vite fait d’imaginer des choses et de se créer une image susceptible d’assouvir leurs fantasmes. Qu’importe ce que je pourrais raconter, notre propre image ne nous appartient jamais. J’aime cette phrase de Cary Grant disant “Tout le monde rêve d’être Cary Grant. Même moi!”

J’éviterai donc d’être trop personnel. Ce que vous aurez de moi est ce que vous verrez en vous à travers mes yeux. Ça, c’est moi. C’est ainsi que je veux parler de moi. Avec ma sensibilité. Et c’est pour cela que je fais des films. En dehors de la réalisation, j’essaye de faire de mon fils de 16 ans un homme, de faire de ses épaules effrayées des épaules de braves, j’essaye de souder mon clair et mon obscur. Beaucoup de photographies. Je vole des émotions. Des visages. C’est la seule chose qui m’intéresse chez l’homme. Ses émotions. Sa folie. Ses angoisses. Ses blessures. Ses fêlures. Des obsessions? Oui. Comme tout le monde. La mort. L’Amour. La peur. Un goût pour l’auto-destruction. Les souvenirs. La honte. La manipulation. La solitude. Mon corps qui s’effrite.

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Quel est votre premier traumatisme créatif?
Peut-être ma naissance ! Ma mère m’a porté dix mois. J’étais bien. J’étais au chaud. Et peut-être avais-je un mauvais pressentiment quant à ce qui m’attendait dehors. Je ne voulais pas sortir. Ensuite, j’ai voulu faire une sortie originale en tentant de sortir par les pieds. Le médecin n’a pas voulu. Il devait être superstitieux le Docteur Sabatini, et devait penser que ce serait un bien mauvais présage que de sortir les pieds devant ! Mais je sens que ce n’est pas le genre de « traumatisme » que vous espériez.

J’avais neuf ans. Ma mère regardait La Femme d’à Côté de François Truffaut. Elle n’a pas voulu que je regarde le film avec elle. L’atmosphère érotique du film la mettant mal à l’aise, elle m’envoya au lit. J’étais furieux, non pas parce que je pressentais que François Truffaut était un grand réalisateur, mais bien parce que l’on m’interdisait quelque chose et que l’on me privait de la possibilité de voir un peu de cul! Évidemment, je ne suis pas allé au lit. Il y avait une autre porte. Je me suis dissimulé dans la pièce voisine d’où j’ai pu voir le film à travers l’embrasure de la porte. J’ai fait de ce souvenir une installation qui s’appelle 106’ : il s’agit du film vu à travers un trou de serrure. 106 minutes debout sans bouger, en silence. 106 minutes de souvenirs de mon enfance, de découverte de cinéma, d’amour, de frustration, de femme, d’érotisme, de haine, de violence et de mort: d’ÉMOTIONS - et le tout d’un seul œil !

Je me souviens aussi m'être électrocuté le soir de Noël 1985 avec la prise du sapin. Depuis, je déteste Noël. Je me souviens de la première fois que j'ai réussi à écrire mon prénom. J'ai couru présenter mes quelques lettres à ma mère. On peut dire qu’elle n'a pas partagé ni mon enthousiasme ni ma fierté. Je me souviens de la première fois que je l’ai vue nue. Je savais que ce n'était pas bien de regarder, mais j’ai regardé quand même. Je me souviens de Johnny Weissmuller se faisant tirer dessus dans Tarzan et tombant de sa branche. J'ai cru qu'il était mort. J'ai éteint la télévision et j’ai couru voir ma mère (encore!) en pleurant. Elle m’expliqua alors ce qu’était le cinéma. Je me souviens du premier film porno que j’ai vu. C'était Gorge Profonde. Il était caché dans le tiroir à slip de mon père. Quel scénario! Une infirmière qui soigne des hommes car elle se sent coupable d’aimer le plaisir. Sauf qu’elle les soigne d’une façon qui lui en donne. Cette femme a un clitoris au fond de la gorge. Chaque action charitable est immédiatement transformée en péché. Bergman, Dreyer ou Bresson auraient du le réaliser. Mais c’est Gérard Damiano qui l’a fait. Je me souviens de l’ennui des cours d’histoire-géographie à l'école. J'ai toujours adoré l’histoire-géographie. Je me souviens du parfum de Coco, ma grand-mère, et de ses mains aux formes si douloureuses. Je me souviens d'être entré centimètre par centimètre dans des bains trop chauds en me disant que j’étais un Titan se lavant les fesses dans un volcan. Je me souviens du Big Ben de Derain, des routes de Van Gogh et de L’Enlèvement de Cézanne. Je me souviens de la scène de la lettre et du regard de James Stewart dans The Shop Around the Corner d’Ernst Lubitsch, traquant le plaisir sur le visage de Sullavan, et d’Ali Mc Graw sortant de la douche dans The Getaway de Sam Peckinpah. Je me souviens de la déclaration d’amour intransitive de Gloria Grahame à Humphrey Bogart dans In a Lonely Place de Nicholas Ray. Je me souviens de cet homme détruisant le potager de sa femme assassinée dans Stray Dog de Kurosawa parce qu’il ne supporte pas la vue de la vie vivante semée par les mains mortes de sa femme morte. Je me souviens du nombre de mots prononcés par Alain Delon dans Le Samouraï de Melville. “Je ne me souviens pas d’hier. Aujourd’hui il pleuvait” disait Robert Redford à Faye Dunaway dans Les Trois Jours du Condor.

Me parler de mes souvenirs est le meilleur moyen de ne jamais terminer cet interview. Je travail en ce moment sur un projet très personnel. J’ai retrouvé de nombreuses bobines de Super 8 mm de mon enfance. J’essaye d’en faire un film d’amour. Un film sur l’Amour. Devinez quoi? J’y parle de ma mère! Je pense qu’un homme devrait pouvoir divorcer d’avec sa mère! Non?

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For Anthology Film Archive, NY, 2012

MMXXII © ARNO BOUCHARD

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